IMAGISTES

IMAGISTES
IMAGISTES

On désigne sous le terme d’«imagistes» un certain nombre de poètes anglo-saxons aux talents très divers, plus ou moins étroitement associés dans le mouvement littéraire des premières années du XXe siècle, mouvement qui devait aboutir à un renouvellement radical de la poésie anglaise. Ils ne doivent pas être confondus avec les poètes dits georgiens, encore qu’ils aient écrits pendant la même période, et parfois sous une inspiration voisine. Ils se distinguent d’eux en ce sens qu’ils se voulaient originaux, qu’ils étaient résolument antivictoriens et antiromantiques, et croyaient à l’avenir d’une poésie nouvelle dans une société que les vieilles formes poétiques avaient lassée. Avec un degré de loyauté variable, ils se rangeaient sous le même drapeau, avaient un corps de doctrine qui, à vrai dire, n’était pas toujours clair ni cohérent, et ils s’efforçaient de produire des œuvres conformes à leur idée directrice.

Historique

Le terme fut inventé en 1912 par Ezra Pound (1885-1972), le poète américain, provisoirement transplanté en Angleterre. Mais la prise de conscience de la doctrine imagiste, et même de l’œuvre imagiste, est difficile à fixer dans le temps. Des poèmes prétendument imagistes avaient vu le jour dès 1908, tel ce poème minuscule d’Edward Storer, intitulé «Images», paru à cette date dans son recueil Mirrors of Illusion :
DIR
\
Forsaken lovers
Burning to a chaste white moon
Upon strange pyres of loneliness and drought(Amoureux délaissés / Brûlant sous une chaste lune blanche / Sur d’étranges bûchers / De solitude et de sécheresse.)/DIR

Ici, le poème se réduit vraiment à une image; pas de contenu intellectuel, c’est une vision, qui n’est d’ailleurs pas dégagée de connotations sentimentales (forsaken , chaste , loneliness ) qui sont un résidu victorien.

Storer, poète oublié, dont le nom ne figure même plus dans les anthologies, fut un des membres actifs du Club des poètes, dont les activités, aux alentours de 1909-1910, témoignèrent d’un vif renouveau d’intérêt pour la poésie. Londres, en proie à l’opulence et à l’orgueil du mercantilisme triomphant, était aussi le centre vivant des préoccupations littéraires du monde anglo-saxon. Pound et Thomas Stearns Eliot en furent bientôt les figures dominantes, le second en marge du mouvement imagiste; le premier, au contraire, un temps absorbé passionnément par ses turbulences. Au Club des poètes, où l’on débattait volontiers des problèmes de poésie, se rencontraient des hommes de tendances très diverses, la vieille garde des victoriens, des poètes georgiens, et des tenants du mouvement de rénovation qui savaient encore mal comment secouer le joug du passé.

Parmi les novateurs, Thomas Ernest Hulme (1883-1917), le précurseur et le théoricien le plus intellectuel du groupe, foncièrement anti-romantique, auteur de rares poèmes et de quelques essais sur la philosophie de l’art, publiés après sa mort à la guerre (Speculations , 1924). Son influence fut déterminante sur T. S. Eliot; F. S. Flint, auteur de la première étude sur les imagistes, qui se querella violemment avec Pound sur les origines, précisément, et les buts du mouvement; Pound lui-même, l’enfant terrible de ces années-là, et quelques autres dont les noms ne s’inscrivent pas au fronton du panthéon littéraire de cette époque, mais dont les discussions et les bruyantes disputes eurent pour effet de rendre à la poésie une place éminente dans la cité.

La querelle Flint-Pound mit en cause l’influence de Hulme minimisée par Pound, qui donnait la préséance à Ford Madox Ford (1873-1939), romancier et ami de Conrad, découvreur comme Pound de talents neufs, mais en réalité assez étranger au mouvement, bien que dans son Imagist Anthology (1930) il en revendique le parrainage. Il est probable que Pound, qui jouait les terreurs dans les réunions littéraires, était assez jaloux de Hulme, dont la personnalité s’imposait avec une force égale. Pound aurait bien voulu que l’imagisme fût son invention propre. C’est lui, en effet, qui trouva le terme en 1912, l’appliquant à quelques-uns de ses poèmes du recueil Ripostes .

Vers la même époque, Richard Aldington (1892-1962) – qui se rendit célèbre par son roman Death of a Hero (1929) – rejoignit le groupe, avec la poétesse américaine H. D. (alias Hilda Doolittle, 1886-1961) qui devint son épouse. Eux aussi reçurent de Pound l’étiquette d’imagistes. En mars 1913, Pound publia dans la revue Poetry (dirigée par Harriet Monroe à Chicago) les premiers «commandements» du groupe, sous la forme négative: A Few Don’ts (Quelques interdictions ). Un peu plus tard, Pound fit paraître la première anthologie intitulée Des Imagistes , qui contenait des poèmes de R. Aldington, H. D., F. S. Flint, Skipwith Cannel, Amy Lowell (1874-1925) – américaine –, William Carlos Williams (1883-1963) – américain –, James Joyce (1882-1941), Ezra Pound, Ford Madox Ford, Allen Upward et John Cournos. Le choix des poèmes, sinon des poètes, de cette anthologie avait été effectué par Pound en fonction de ses idées.

Au cours de l’été 1914, la poétesse américaine Amy Lowell organisa un dîner «imagiste» à Londres, qui marqua dans les annales du mouvement. Pound, menacé d’être débordé par la fougueuse poétesse, se détacha du groupe, déclara que l’imagisme était trop étroit puisqu’il était en passe de devenir (avec un calembour facile) l’Amy-gism , et lança dans la revue Blast , éditée par Wyndham Lewis (1882-1957), le mouvement du «vorticisme» (de vortex, tourbillon) qui devait engager l’imagisme sur la pente fatale de la désintégration.

Cependant le groupe imagiste survécut encore quelque temps. Sous l’égide (anonyme) d’Aldington et d’Amy Lowel, trois volumes furent publiés sous le titre Some Imagist Poets , en 1915, 1916, 1917. La préface du volume de 1915, rédigée (probablement) par Aldington, passe, avec les textes de Pound, pour le manifeste du groupe. Celle du volume de 1917, rédigée par Amy Lowell, assimile le mouvement imagiste à la révolution que les musiciens et les peintres d’avant-garde avaient réalisée dans leurs domaines respectifs dans les premières années du siècle.

L’article de Flint, déjà cité, paru dans le numéro spécial de la revue The Egoist (1er mai 1915) consacré aux imagistes, tentait un historique et une mise au point du mouvement.

La doctrine

Des talents et des tempéraments si divers ont laissé leur marque sur l’imagisme qu’il serait vain de vouloir en réduire les théories à une formule cohérente. Il s’agit surtout de secouer le joug du passé, de se débarrasser des attitudes et clichés victoriens, de forger un langage poétique nouveau capable d’exprimer des émotions personnelles en face d’un monde incertain et divisé. Le mouvement symboliste avait, en France, donné l’exemple d’une révolution poétique fondée sur la force et l’originalité de l’image, et le pouvoir de transcendance du symbole. Les imagistes voulurent à leur tour rendre à l’image tout son pouvoir poétique, mais ils n’étaient guère d’accord sur le sens de ce pouvoir, et les moyens de le mettre en œuvre.

Classique par tempérament, Hulme voulait que le «vers ressemble à la sculpture plutôt qu’à la musique» (Further Speculations , 1955). On croirait entendre Théophile Gautier. Il affirme que la poésie doit faire progresser la langue en créant de nouvelles analogies. (C’est la position d’Eliot.) Pour F. M. Ford, le poète doit écrire dans la langue de son temps, c’est-à-dire éviter les clichés et les affectations de la langue écrite (c’est aussi le credo d’Eliot). Pour Amy Lowell, dans sa préface au recueil de 1916, c’est le rythme et la cadence qui comptent: elle veut une poésie plus proche de la musique, et prône le vers libre comme l’instrument le plus propre à assurer l’invention rythmique.

Mais le corps essentiel de la doctrine est donné dans une série de notes et d’essais de Pound, réimprimés dans ses Literary Essays sous le titre général A Retrospect. L’ensemble contient les déclarations de l’été 1912, faites en commun avec Aldington et H. D., et les célèbres Don’ts de mars 1913. Trois principes doivent guider le poète: traiter directement «la chose», qu’elle soit subjective ou objective; bannir absolument tout mot inutile à la présentation; quant au rythme, composer une séquence comme une phrase musicale, et non au battement du métronome.

En ce qui concerne «l’image», voici sa définition: «Une image est ce qui présente un complexe intellectuel et émotionnel dans une fraction de temps.» Le mot «complexe» a un sens technique, comme dans la psychologie contemporaine. C’est le caractère instantané de la présentation de ce «complexe» qui assure au poète sa libération des limites du temps et de l’espace, et produit les grandes œuvres. Il vaut mieux, ajoute Pound, produire une image dans sa vie qu’une œuvre volumineuse.

Donc, pas de mot superflu, pas d’adjectif sans valeur, pas de mélange d’abstrait et de concret – l’objet naturel est en soi un symbole –, pas de vocabulaire «décoratif» (un cliché plaqué sur le réel), et n’oubliez pas que l’art du poète est aussi difficile que celui du musicien... Les recommandations sont nombreuses, fragmentaires, et bien de nature à embarrasser le lecteur, même s’il n’ambitionne pas d’être poète. À son habitude, Pound, qui fourmille d’idées, écrit comme il parle, comme il «pense». Ses injonctions, qui voulaient faire loi, ne sont pas toujours cohérentes. Elles étaient parfois, au dire de Flint, parfaitement stupides. Mais Flint avait des comptes à régler avec Pound!

Les préfaces aux recueils de 1915-1916-1917, pour être moins impératives sont plus explicites sur les principes. On y retrouve le souci du mot juste, le goût de rythmes nouveaux (vers libre), la nécessité d’une liberté absolue pour le choix du sujet, la prééminence de l’image, nette, précise, claire, et l’idée centrale que «la concentration est l’essence même de la poésie». Amy Lowell mettra l’accent sur le rythme et la cadence, impressionnée qu’elle est par les jeux subtils des symbolistes français, mais aussi peut-être par le souvenir des exemples parfaits d’expression rythmique qui font la gloire du théâtre jacobéen.

Les imagistes n’ont pas laissé de grandes œuvres typiquement «imagistes». Mais ils ont été, d’une certaine façon, le ferment d’une poésie nouvelle. Après leurs déclarations, leurs ratiocinations, leurs querelles parfois violentes, on ne pouvait plus écrire comme avant. Plus qu’un cénacle, ou une école, ils ont été la conscience inquiète de la poésie transitoire qui allait s’épanouir dans les œuvres de Pound lui-même, d’Eliot, et, à leur suite, de bien d’autres, dans l’entre-deux-guerres. Concluons avec quelques exemples:
DIR
\
Her skirt lifted as dark mist
From the columns of amethyst(Sa jupe se soulevait comme une brume sombre / Sur les colonnes d’améthyste)
(T. E. Hulme, Images )Evening and quiet
a bird trills in the poplar trees
behind the house with the dark green door
across the road.(Soir et calme / un oiseau trille dans les peupliers / derrière la maison à la porte vert foncé / de l’autre côté de la route.)
(F. S. Flint, Houses )The apparition of these faces in the crowd
Petals on a wet, black bough(L’apparition de ces visages dans la foule / Pétales sur une branche noire, humide)
(E. Pound, In a Station of the Metro )As cool as the pale wet leaves of lily of the valley
She lays beside me in the dawn(Aussi fraîche que les feuilles pâles et humides du muguet / Elle était allongée près de moi à l’aube)
(E. Pound, Alba )The white body of the evening
is torn into scarlet
slashed and gouged and seared
into crimson
and hung ironically
with garlands of mist.
And the wind
blowing over London from Flanders
has a bitter taste.(Le corps blanc du soir / se déchire en lambeaux écarlates / fouetté, creusé, brûlé en lambeaux cramoisis / et ironiquement drapé / de guirlandes de brume. / Et le vent / que souffle la Flandre sur Londres / a un goût amer.)
(R. Aldington)/DIR

Encyclopédie Universelle. 2012.

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